Les années passèrent. Ces lapinous, comme elle avait fini par les appeler, lui tenaient compagnie. Elle donnait des noms à ses préférés, génération après génération : Pinpin, la malicieuse Cannelle, le tendre Flocon, Sissi la combattante et l’adorable Stitch. Grâce à eux, elle tenait le coup, éprouvait du plaisir à se lever de sa couche chaque matin. Avec le temps, elle avait amélioré l’automatisation de l’entretien par les machines. Son utilité dans le hangar d’élevage s’était cantonnée à donner de l’affection et de l’attention à ses petites bêtes à fourrure.
Elle avait établi un lien particulier avec Stitch. Chaque matin, au réveil, lorsque les deux portes du hangar s’ouvraient, elle la voyait courir vers elle, pendant que les autres se dirigeaient vers les râteliers de foin.

La petite bête aux taches brunes et blanches sautait sur le fauteuil où, elle le savait, Cécile irait bientôt se poser une fois son travail matinal terminé.
La capitaine s’était fabriquée un poste de surveillance d’où elle pouvait observer ses petits camarades. Elle avait tenté d’envoyer plusieurs signaux de détresse sans résultat.
Et parfois, elle se mettait à écrire. Ils n’étaient plus une simple cargaison. Très vite, ils étaient devenus des êtres à part entière, une famille. Elle décrivait le caractère de chaque animal, établissait un pedigree pour chacun.
Avec le temps, elle réalisa que si du secours venait, et qu’elle devrait reprendre le cours de sa vie, elle aurait tout le mal du monde à vendre ses lapinous dans une quelconque colonie. Elle s’était trop attachée à eux, à cette société qu’elle observait parfois de loin, à laquelle elle participait dans les moments difficiles. Elle avait vu sa petite Stitch mettre bas ses lapereaux et elle l’avait tristement vue mourir.
Si la mort ne l’avait pas emportée dans un instant d’insouciance, elle aussi, elle se serait sans doute éteinte au milieu de ses camarades à quatre pattes. Mais elle avait pu apercevoir la grande faucheuse s’approcher d’elle. Marquer sa progression à l’intérieur de son corps. D’abord rarement, puis de plus en plus fréquemment, ses doigts tremblaient de manière incontrôlée. Elle avait ensuite ressenti de légères douleurs à la base du crâne qui n’avaient cessé d’empirer. Elle avait décidé de faire une analyse médicale complète, ce que l’équipement à bord lui permettait.
Le verdict de la machine était sans appel. Une tumeur s’était installée et elle grandissait. Elle n’avait aucun moyen de s’en débarrasser. Pour extraire les tissus cancéreux, il lui fallait des connaissances en chirurgie que ni elle, ni son ordinateur de bord n’avaient.
Il ne lui restait qu’une solution pour survivre : retourner dans son caisson d’hibernation et espérer qu’on vienne la secourir, un jour.
Elle décida de s’assurer de la survie de son équipage, ses bêtes à poils. Elles avaient été son seul contact social pendant des années.
Elle s’approcha de Flocon, qui comme s’il avait ressenti la détresse du capitaine s’était rapproché d’elle. Il avait parfois pris la place de la petite Stitch sur ses genoux.
— J’aimerais te dire tellement de choses, avait-elle dit, en le regardant au fond de ses pupilles noires qui reflétaient son incompréhension. Je voudrais briser la barrière qu’il y a entre nos espèces.
Les larmes s’étaient mises à ruisseler, sans qu’elle ne puisse les contrôler. Elle lui disait adieu et il ne comprenait pas. Elle avait le sentiment de l’abandonner, lui et ses camarades.
Leur langage commun c’étaient les caresses qu’elle lui prodiguait.
L’animal ferma les yeux, pendant qu’elle frôlait son museau avec le pouce et l’index. Elle resta avec lui un long moment avant de reposer Flocon sur le sol et quitter le hangar pour retourner à sa cabine et se faire cryogéniser. Au moment où les portes se fermèrent, elle vit encore à travers une fente que Flocon l’observait, debout sur ses deux pattes arrière.

Avait-il compris qu’elle ne reviendrait jamais, qu’elle ne se réveillerait pas ?
Elle se coucha dans son caisson. Une dernière larme se cristallisa sur sa joue, puis un gel bleu s’étendit sur tout son corps.